“Les Musées et la nuit” – Valeria Contarino

En 1992, l’Unesco classe le ciel étoilé dans la liste du patrimoine mondial de l’Humanité. En effet, depuis des années, la nuit permet de spéculer, de rêver et de fantasmer. Cependant, les scientifiques essaient de dissocier la nuit physique, ou naturelle, en tant qu’absence de lumière et la nuit dite culturelle, remplie de croyances et d’imaginaires.

La nuit est habitée par des imaginaires, le géographe Deleuil, utilise l’exemple de l’incendie pour la définir, afin d’expliciter cette dissolution des frontières entre réel et fantastique. L’obscurité du soir a donc une action concrète sur la perception de l’environnement à travers la mise en défaut du sens de la vue. Cela génère une appréhension, une sensation de malaise, de peur face à la nuit.

De nos jours, la relation entre l’homme et la nuit est en évolution. La frontière de la nuit disparaît de plus en plus ; en fait, la nuit commence à ressembler au jour. Cela est possible car de nombreuses activités perdurent jusqu’au soir. Aujourd’hui, il est possible d’effectuer des paiements en ligne à tout moment, de nombreux magasins sont ouverts 24 heures sur 24 et de plus en plus de personnes travaillent la nuit.

Dans ce changement constant du mode de vie de la société, le monde de la culture est en train de s’adapter. Les musées et les institutions culturelles essaient de s’ouvrir à toute sorte de public, surtout aux plus jeunes qui sont les vrais protagonistes de la nuit. Ainsi, une nouvelle conception d’activités muséales est en train de se développer. En fait, les musées veulent changer leur image souvent associée aux élites et aux érudits, avec une image d’un musée qui, au contraire, est ouvert et décontracté. Pour cela, ils utilisent la nuit et le crépuscule pour l’organisation d’activités complémentaires et polyvalentes à l’intérieur de leurs collections.

Ces activités ont beaucoup de potentiel pour les musées, mais malgré cela, elles restent peu explorées par les institutions. Le mémoire recherche étudie donc les possibilités qui s’offrent aux musées dès le moment où ils acceptent d’ouvrir la nuit.

Cette introduction a pour but de présenter la démarche mise en œuvre pour cette recherche. Elle développe, dans un premier temps, comment la nuit est perçue et qui sont ses acteurs principaux. Dans un deuxième temps, elle explore la connivence qui existe entre la nuit et les musées. Dans un dernier temps, la recherche essaie de comprendre pourquoi les musées restent ouverts la nuit. Pour étudier, enfin, les objectifs des musées pendant leur ouverture la nuit.

 

I. Vivre la nuit aujourd’hui

Aujourd’hui, la frontière entre le jour et la nuit est de moins en moins évidente. Face aux mutations économiques, urbaines, sociales, culturelles et technologiques, la perception de la nuit est changée.

Pour décrire les différentes façons de vivre la nuit dans les grandes métropoles, le géographe Luc Gwiazdzinski résume les trois catégories majeures de ses citoyens. Il affirme qu’il existe « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse ».

La nuit reste encore le moment principal dédié au sommeil, c’est pourquoi la « ville qui dort » est la première à être nommée. Cependant, ces derniers 50 ans, avec l’augmentation des activités et des attractions nocturnes, les horaires de sommeil moyens sont diminués. Une étude menée par Santé publique France montre que les Français dorment moins de 7 heures par nuit, entre l’attrait des écrans, le bruit des villes, le temps de travail et les trajets quotidiens. Cette diminution du temps de sommeil se retrouve «partout dans le monde, du Brésil au Japon, des États-Unis à la Chine, de l’Europe à l’Australie : la proportion de petits dormeurs, en dette de sommeil, ne cesse d’augmenter», soulignent les spécialistes.

La « ville qui travaille » est aussi en augmentation. Plus du 15 % des salariés en France travaillent la nuit, qui signifie près de 3,5 millions de personnes, un chiffre en constante évolution depuis les années 1990. Le travail de nuit concerne la majorité des secteurs d’activités, ceux de la santé et de la sécurité (pompiers, police, entreprises de sécurité…) sont particulièrement concernés, au même titre que le secteur industriel. Le secteur des transports suit également cette évolution. La nuit est devenue un secteur économique rentable. C’est pourquoi, le service 24 heures sur 24 est de plus en plus actif. Les gens cherchent une accessibilité permanente de tout ce dont ils ont besoin. En effet, il est possible acheter online en pleine nuit. Des machines sont également installées afin de pouvoir continuer à acheter pendant la nuit. Les distributeurs automatiques de monnaie, de friandises, de cigarettes, se sont multipliés dans les lieux publics car ils autorisent un accès 24 heures sur 24 sans surcoût. À Paris, ces distributeurs réalisent 60 % de leur chiffre d’affaires entre 21 heures et l’aube, avec 200 produits de consommation courante.

A cause d’une demande en loisirs intensifiée, s’ajoutent aussi dans l’économie nocturne les bars, les restaurants, les cinémas et les théâtres. Avec 130 millions d’entrées par an, les discothèques de France revendiquent à elles seules un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros. Si l’on ajoute les karaokés, les boîtes de casino et les bowlings, le secteur représente un chiffre d’affaires de près de 4 milliards d’euros.  Certaines villes, comme Ibiza en Espagne, ou Pag en Croatie, ont créé leur économie sur les fêtes nocturnes. En outre, il faut également compter l’économie de la nuit « souterraine », dont participent la prostitution, les vols et les trafics en tous genres (il faut considérer ces chiffres avant l’arrivée de la crise sanitaire du Covid-19).

La plupart des citoyens qui profitent de la « ville qui s’amuse » sont les jeunes. Près de quatre personnes sur dix, en majorité des hommes, sortent le soir au moins une fois par semaine.  La proportion de gens qui sortent rarement le soir décroît fortement avec l’âge. Les sondages démontrent qu’après les 50 ans, la fréquentation de la ville la nuit devient plus rare.

Pour les jeunes et les adolescents la sortie de nuit a une importance particulière ; se coucher très tard et avoir des activités entre pairs, quand tout le monde dort, est présenté comme le moment majeur de la construction de leur sociabilité. Ces sorties symbolisent une certaine forme de liberté, qui permettent une nouvelle appropriation de l’espace de la ville.

Enfin, un autre élément très diffusé entre les jeunes qui a caractérise la vie nocturne de ces dernières années a été l’essor de la musique électronique et techno. Ce phénomène, qui nait dans les années 1980-1990, donne lieu à de nombreux évènements légaux (clubs, raves) et illégaux (free parties, teknivals). Cela, fait naitre les concepts du Before, qui signifie commencer la fête en début de soirée vers 18h, et de l’After, qui veut dire continuer la fête en début de matinée jusqu’à midi du jour d’après. Ainsi, Il se développe le phénomène de faire la fête tout au long de la nuit. En outre, les festivals de musique électronique deviennent le lieu où la consommation de la drogue se diffuse le plus. Cependant, la nuit, en général, c’est un espace-temps qui est marqué par la consommation de substances qui lèvent les inhibitions (alcool, drogues). Une raison pour laquelle, « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse » ne font pas toujours bon ménage.

 

II.  Les musées et la nuit

L’ouverture des musées la nuit reste une exception en France et en Europe. En analysant les horaires d’ouverture et de fermeture des institutions muséales publiques les plus importantes en Europe, ils suivent les règles communes de 9 heures de travail par jour. Cependant, depuis les années 1910, les musées ont commencé à prolonger les horaires de leurs expositions un ou plusieurs jours par semaine, avec une « ouverture en nocturne ».

En prenant l’exemple du Louvre à Paris, c’est Henri Verne, le directeur des Musées nationaux chargé de la réorganisation des collections du Louvre et de sa modernisation qui met en place avec succès, en mars 1936, les premières ouvertures nocturnes du Louvre dans les galeries de la sculpture grecque et des monuments égyptiens. Verne organise des ouvertures régulières de deux à cinq fois par semaine pendant 2 heures, de 21h à 23h. En 1937, il écrit Au Louvre la nuit, où il donne un bon aperçu de ce que doit être une nocturne au musée. L’objectif du livre de Verne, qui s’avère être une sorte de guide du visiteur, est de démontrer que l’augmentation du nombre de visiteurs entraînée par les ouvertures nocturnes est due à l’attrait que ces visites exercent pour de nouvelles catégories de visiteurs notamment par « la vision féérique du Louvre nocturne ». À son époque, Verne avait dû répondre à la critique d’une commercialisation du musée à cause de la réussite de l’événement. Après une expérience de près d’un an d’ouvertures nocturnes régulières, Verne établit le constat que la rareté de l’événement fait son prestige. L’expérience des ouvertures nocturnes s’arrête avec la Seconde Guerre mondiale pour reprendre en 1952. Cette reprise donne lieu à une nouvelle publication, Au Louvre la nuit, qui est encore une fois une sorte de guide de visite écrit par les conservateurs des départements du Louvre. Il crée une liste des œuvres qui méritent d’être vues la nuit. Les ouvertures ont lieu une fois par mois puis une fois par semaine dans cinq départements du musée alternativement de 21h à 23h30. Les salles fermaient donc plus tard qu’aujourd’hui puisque les nocturnes se déroulent désormais de 18h à 22h.

Les mêmes horaires ont été adaptés au Musée d’Orsay qui laisse ses portes ouvertes le jeudi soir. Le Musée d’art Moderne de Paris préfère rester ouvert jusqu’à 22h00 trois jours par semaine : le jeudi, le vendredi et le samedi. Comme une mode qui se propage, presque tous les musées parisiens adoptent des jours de visite nocturne, avec une fermeture comprise entre 20h00 et 22h00.

L’ouverture prolongée des Institutions muséales jusqu’à tard le soir pourrait représenter un progrès pour de nouvelles façons de penser au musée. Cependant,  plusieurs facteurs limitent cette nouvelle demande d’usage de la nuit urbaine.

La philosophe et écrivaine Anne Coquelin, dans son essai La ville la nuit, en réfléchissant à quelle politique adapter à Paris pendant la nuit, affirme qu’il est nécessaire d’« éclairer », de « surveiller » et de « transporter », ou plus exactement de raccompagner les citadins chez eux. » Ces trois points peuvent représenter les éléments principaux auxquels les Institutions muséales doivent se confronter pour réfléchir à une ouverture prolongée pendant la nuit. Il faut considérer que la continuité des activités de travail même pendant la nuit représente un surcoût conséquent pour l’institution. Il s’agit des dépenses en termes d’énergie et des charges, pour l’éclairage des espaces extérieurs et intérieurs des expositions du musée. Et aussi, des dépenses en termes de salaires des employés qui travaillent la nuit dans l’Institution. En France, par exemple, qui travaille entre 21h00 et 6h00 bénéficie d’une augmentation de salaire de 30%, selon l’article L213 du Code du travail.

En outre, un point à considérer est celui des transports. L’institution doit garantir un service de transports en fonction pour son public. Par exemple, si on considère une ville comme Paris où la majorité des citoyens ne dispose pas d’un véhicule personnel, il est nécessaire que le musée s’adapte aux horaires des transports en commun. Dans la plupart des cas, les transports ne font pas partie des limites financières de l’Institution, si elle est située dans un centre-ville. Mais, si le musée est dans un lieu moins desservi, il doit être responsable du fonctionnement d’un moyen de transport nocturne pour raccompagner son public chez lui.

Enfin, un autre facteur important à considérer par un dirigeant d’une Institution muséale qui envisage une ouverture pendant la nuit est la sécurité. Il est nécessaire que le musée prévoie un système de sécurité spécifique et général. Cela signifie, la mise en place d’un service de sécurité privé qui veille sur l’Institution même et sur son public pendant son ouverture. Mais, également, il doit assurer une sécurité générale comme l’accessibilité nocturne aux services des pompiers, des hôpitaux et de la police.

 

III. Les objectifs d’activités nocturnes dans les institutions culturelles

La culture de la vie nocturne est en train de se développer de plus en plus. Cette conquête de la nuit s’étoffe grâce au développement d’évènements nocturnes comme la Nuit blanche, la Nuit européenne des musées, la Nuit du cinéma, les Grandes eaux nocturnes de Versailles, la Fête des Lumières de Lyon, Chartres en Lumières… Ces manifestations culturelles sont les symboles d’un nouveau rapport à la nuit qui cristallise les nouveaux besoins d’une société en pleine mutation. Par conséquent, l’État et ses institutions ont dû s’adapter aux changements d’horaires que la société demande. Plusieurs musées dans le monde ont décidé de créer des activités nocturnes de différents types afin de s’adresser à tout type de public. Toutefois, il est possible de retrouver des éléments que chaque visiteur recherche le soir au musée, tels que l’exceptionnel et l’inattendu, le mystère et l’originalité. Mais aussi, la transformation du lieu et l’étonnement.

Souvent, ces types d’événements servent aux institutions pour attirer un nouveau public : les jeunes. En lui donnant de nouvelles possibilités de vivre les musées en s’amusant. La gratuité en nocturne a favorisé l’intégration du musée dans les pratiques de sortie des jeunes en soirée. La fréquentation des jeunes aux musées a été multipliée par quatre au musée d’Orsay et par cinq au musée du Centre Pompidou. Elle conduit à l’expérience d’une visite plus détendue et « décomplexée». Pour cette raison, les musées ont poursuivi cette démarche, en laissant le musée ouvert le soir une fois par semaine. Ces nocturnes répondent à trois objectifs précis : la diversification du public étudiant ; l’information et l’explication des collections aux non-initiés ; la fidélisation.

 

Conclusion

Ces dernières années, nous avons assisté à une transformation des musées : un nouveau public et une nouvelle conception d’activités muséales se sont développés.

La politique de démocratisation de l’art est de plus en plus importante pour les institutions culturelles. Le développement des services culturels et l’enrichissement considérable des propositions faites aux visiteurs et aux publics sont des phénomènes marquants de l’évolution des musées. Les espaces culturels sont devenus des lieux utilisés pour la socialité et la convivialité, où la visite des salles d’exposition est perçue comme secondaire.

Pour cette accessibilité de la culture, plusieurs musées ont ouvert la nuit ; cet espace-temps est utilisé comme une alternative plus désinvolte pour profiter de la culture. Les visiteurs qui participent à ces nouvelles activités peuvent profiter des espaces chargés d’histoire et de beauté sans vraiment prêter attention aux œuvres. En effet, on peut se demander si ces nouveaux visiteurs se rendent compte qu’ils sont dans un musée. Se retrouver pour faire des activités ensemble devient plus important que la découverte des œuvres et de l’histoire de l’art.

En effet, les définitions du musée qui circulent aujourd’hui insistent plus sur sa dimension sociale que sur sa dimension culturelle. On peut se demander alors si la nuit entraîne un retour sur la question même de ce qu’est un musée.

Il s’agit d’une nouvelle possibilité de penser le musée, qui est en train de se développer mais qui n’est pas encore complètement implantée définitivement, surtout en Europe où plusieurs institutions sont encore liées aux valeurs du passé. Les musées eux-mêmes ne savent pas de quel côté se placer.

Toutefois, il faut rester ouvert aux nouvelles possibilités, car cela ne signifie pas que la nouvelle muséologie exclut l’ancienne. L’organisation d’activités plus ludiques est également une occasion très important pour se rapprocher de l’art.

 

Valeria Contarino, Master 2 Master Stratégies muséales et gestion de projets – Asie

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Bibliographie

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• Cauquelin, Anne, La ville la nuit, Politique éclatée, 1977.
• GERMAIN, Floriane, Les visites nocturnes, l’impact de la nuit sur l’expérience de visite : le cas de la cour Marly au musée du Louvre, Université d’Avignon et des pays de Vaucluse école doctorale, 2014.
• GUERIN, Florian, « Quel(s) droit(s) aux nuits festives parisiennes ? Analyse critique de la gouvernance de la vie nocturne », Métropolitiques [en ligne], 2019
• Gwiazdzinski, Luc, La nuit, dernière frontière, éditions de l’aube, 2005.
• Gwiazdzinski, Luc, La ville 24 heures sur 24, éditions de l’aube, 2003
• Gwiazdzinski, Luc, « La nuit ne disparaîtra pas, Grand entretien », Revue Hémisphères, La revue suisse de la recherche, n°12, septembre 2017, pp.18-22
• Schuster, Mélanie, Le tourisme nocturne entre discours et réalité. Le cas de Paris. Mémoire professionnel Paris 1 – Panthéon Sorbonne, 2009

Sitographie

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  https://www.apur.org/fr/nos-travaux/paris-nuit-etude-exploratoire (consultation 2 janvier 2022)
• Bruno Maresca, « La nocturne gratuite, un bon plan pour les jeunes et pour les musées » Credoc Consommation et mode de vie, octobre 2008
  file:///C:/Users/Luigi/Downloads/215.pdf (consultation 2 janvier 2022)

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Texte édité par Hugo Gnoni (M1 Études anglophones), membre du comité de lecture Investigatio

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